Anatomie d’un chef-d’œuvre : analyse d’une œuvre et de sa valorisation aux enchères

L'ART DU MARCHÉ

Yoann Octobon

2/5/20254 min temps de lecture

« S’entourer de tout ce qui console » tel était la devise de Paul-Louis Weiller. Héros de guerre, pionnier de l’aviation, patron d’industrie et collectionneur. En 2011, la maison de vente Gros & Delettrez eut l’honneur de se voir confier une partie de l’ancienne collection par deux des arrière-petits-enfants de celui que Greta Garbo surnommait « Paul Louis XIV ». La richesse de la collection de cet esthète témoigne du culte raffiné de son œil. Parmi elle, une œuvre battait tous les records : Les Comédiens italiens, que les experts du cabinet d’expertise Turquin reliaient à l’entourage de l’un des créateurs du mouvement rocaille : Antoine Watteau. Adjugée pour 1 000 000 euros, l’œuvre multipliait par 16 son estimation haute. D’une qualité muséale indéniable, elle est aujourd’hui présentée au musée du Louvre dans l'exposition Revoir Watteau. Un comédien sans réplique. Pierrot, dit le Gilles, se tenant du 16 octobre 2024 au 3 février 2025.

Attribué à Antoine Watteau ( 1684-1721) et à Jean Baptiste Pater ( 1695-1756) et un collaborateur anonyme, Les Comédiens italiens, vers et après 1720, Huile sur toile, Los Angeles The J.Paul Getty Museum.

Les premières mentions de l’œuvre la rattachent « à la main de Watteau » lors de sa présentation à la vente du comte A. Du Barry. Une nouvelle référence apparaît en 1878 lors d’une vente rue du Luxembourg. En 1890, la galerie Georges Petit la vend comme une œuvre de Jean-Baptiste Pater. Elle refait ensuite surface en 1976, identifiée comme issue de la collection Porgès, où elle est également attribuée à Pater. La même année, elle est présentée par la maison Ader et acquise par Paul-Louis Weiller. L’année suivante, l’œuvre fit son entrée dans les collections du J. Paul Getty Museum de Los Angeles. Outre son pedigree, la toile fut présentée comme une œuvre de Watteau à diverses expositions : en 1910 à l’Académie Royale des Beaux-Arts de Berlin lors de l'exposition Œuvres de l'art français du XVIIIe siècle, puis en 1929 au musée Carnavalet à l’exposition Le théâtre à Paris (XVIIe-XVIIIe siècles), toujours sous la même attribution.

Antoine Watteau, Les comédiens italiens saluant vers 1719-1720 sanguine, pierre noire, rehauts blancs Washington, National Gallery of Art

Dès les premières études, des doutes émergent quant à la paternité de l’œuvre. Le peintre Gabriel de Saint-Aubin (1724-1780) en réalise un croquis et l’annotera comme étant une copie. Par la suite, l’attribution de l’œuvre oscille entre divers membres de l'entourage de Watteau, de nombreux spécialistes y discernant même plusieurs mains. Depuis son acquisition par le J. Paul Getty Museum de Los Angeles, l’œuvre est exposée sous l'attribution « Watteau et collaborateurs », une hypothèse soutenue par des historiens de l'art tels que Alan Wintermute et Judy Sund.
Lors de sa mise en vente, le catalogue d’exposition de la maison de vente Gros & Delettrez rejoignait cette attribution : « Nous pensons que le personnage de Pierrot a été laissé à l'état d'ébauche par Watteau, puis fini par un ou plusieurs membres de son entourage. » En effet, le Pierrot des Comédiens italiens, par sa posture, renvoie indubitablement à celle du Pierrot, dit autrefois le Gilles. Cette figure en pied, face au spectateur, semble lui porter un regard rêveur, presque naïf. Le personnage, chapeau à la main, est entouré de quatre de ses comparses, et l'ensemble du groupe semble nous saluer. Cette posture emblématique trouve écho dans plusieurs dessins du maître, qui reprennent ces traits caractéristiques.

Antoine Watteau, Pierrot, vers 1717, sanguine, pierre noire et craie blanche, 24x16 cm Haarlem, Teylers Museum.

Une radiographie effectuée sur l'œuvre a permis de révéler qu'elle a fait l'objet d'une reprise. Avant cette intervention, la figure de Pierrot semble identique à celle du dessin de Teylers. Cependant, malgré ces correspondances stylistiques avec les œuvres de Watteau, le reste de la composition ne fait pas consensus. En effet, sa conception ne semble pas homogène, laissant supposer que plusieurs mains seraient intervenues au cours de sa réalisation.

Radiographie, Les Comédiens italiens, vers et après 1720, Huile sur toile, Los Angeles The J.Paul Getty Museum

Le groupe, présenté dans un paysage arboré, semble reprendre la structure du Pierrot du Louvre. Sur la droite, une sculpture en marbre délimite l'espace, tandis qu'un horizon bas attire notre regard vers la profondeur du lointain. Cependant, plusieurs spécialistes n’y reconnaissent pas la touche de Watteau. Dès 1910, Dacier proposait d'y voir une œuvre entamée par Watteau et terminée par Pater, comme cela pourrait avoir été le cas pour L'Enseigne de Gersaint, daté vers 1720.
Dans Les Comédiens italiens, certains éléments diffèrent de la facture de Watteau, notamment le paysage vaporeux, qui semble davantage assimilable à la production de Jean-Baptiste Pater. En revanche, les figures situées à droite de Pierrot, avec leurs contours appuyés et leur rendu rigide, ne paraissent pas compatibles ni avec Watteau ni avec Pater.

Malgré les incertitudes entourant son attribution, l’œuvre séduit par la qualité indéniable de sa facture, tout en offrant une nouvelle perspective sur l’art de Watteau et de son entourage.